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© Eric Keller

Texte et photos suivantes de Eric Keller.

 

On me demande parfois pourquoi je me plais à répéter depuis des années, et sans me lasser, ce genre de photographies.

Il y a toujours plusieurs façons d’expliquer les choses.
En voici une.

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© Eric Keller

Adolescent, je dessinais beaucoup. A la plume trempée d’encre de Chine, je couvrais le papier de formes, d’arabesques et de hachures dont émergeaient des corps, des chevelures.

Un jour, en feuilletant une encyclopédie, j’ai été arrêté par la reproduction d’un tableau : sous mes yeux, dans le décor à peine esquissé d’un palais oriental, évoluait une gracieuse reine, ou une prêtresse.

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© Eric Keller

Sur son corps pâle, presque nu, mais paré de lourds bijoux, le peintre avait fait courir un délicat entrelacs de signes et de symboles.

L’attitude hiératique de la danseuse en faisait une idole sacrée.

Il s’agissait d’une Salomé de Gustave Moreau. Cette scène peinte synthétisait en une seule image une représentation du corps féminin tel que je le cherchais dans mes dessins et des éléments de mon environnement. Dans les voûtes et les colonnes aux allures byzantines, je retrouvais les perspectives aperçues dans certaines usines de ma ville natale, ainsi que leurs couleurs de rouille et d’oxydes, de l’ocre-rouge au noir.

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Huysmans, dans A rebours décrit bien mieux que moi le pouvoir envoûtant des différentes versions de ce tableau (qui se mélangent dans ma mémoire). J’y trouvais pour ma part une correspondance évidente avec mes préoccupations, comme plus tard dans la poésie de Baudelaire, puis dans les mélopées de Lisa Gerrard.

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© Eric Keller

A peu près à la même époque, en visitant le musée municipal, j’ai découvert, installée à la croisée des allées de sombres tableaux de maîtres flamands – telle une princesse empoisonnée, assoupie dans sa châsse de cristal au milieu d’une clairière – la momie d’une jeune prophétesse perse.

De cette rencontre inattendue, je garde le souvenir de sentiments de répulsion et d’attirance mêlés.

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© Eric Keller

La vue de ce corps à la chair desséchée, plus impressionnant qu’un squelette, était cauchemardesque, avec sa peau parcheminée, enduite de goudron et tachetée de restes de feuille d’or.

Cependant, je ne pouvais m’empêcher de trouver émouvants ces crins filasses, qui avaient dû, jadis, s’étaler en mèches souples et luisantes, et encadrer un visage charmant.

J’en contemplais le rictus calciné, les rides effrayantes découvrant un sourire obscène de goule.

Le cadavre reposait tel qu’on l’avait trouvé, allongé sur un lit de feuilles séchées, précieuses comme des joyaux éparpillés.

Penché sur le cercueil de verre, je songeais à l’existence de cette déesse païenne, à ses rituels et à ses chants, à ses transes divinatoires.

Une Sibylle de l’âge de bronze privée de sépulture.

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Il y a une quinzaine d’années, j’ai ramassé sur une berge de la Seine des lamelles de métal rouillé, aux bords dentelés par l’oxydation. Je les ai assemblées et j’ai décoré l’ensemble avec des pièces d’un bijou ancien, pour en faire une sorte de casque.

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Lorsque je l’ai placé sur la chevelure du modèle, je me suis trouvé transporté dans le palais oriental, face à la Salomé de Moreau, soeur de la vestale embaumée.
L’image que j’en ai tirée m’a fait prendre une direction dont je m’écarte peu depuis.

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© Eric Keller

A partir d’éléments disparates glanés dans la nature, découverts dans les brocantes et de métal que je grave, je confectionne des coiffes et des bijoux dont je pare presque toujours les personnes qui posent pour moi.

Évidemment, ces artifices ne sont pas indispensables. Chaque corps raconte à lui seul une histoire et peut se suffire à lui même.

Cependant, un simple accessoire est capable de modifier le sens de ce que l’on voit, de transporter ailleurs.

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© Eric Keller

Ce sont bien souvent les éléments qui les composent qui m’ont inspiré les parures. Un fragment de bijou, une paire de cornes d’antilope découverts au petit matin au fond d’une caisse, à l’étal d’un vide-grenier, et déjà un projet s’échafaude. En archéologue qui vient d’exhumer un trésor, je me penche sur ces objets abandonnés, je les soupèse, les interroge, je les examine sous tous les angles et j’évalue leur potentiel.

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© Eric Keller

J’aime particulièrement les matériaux bruts, corrodés, les objets patinés qui ont “vécu”. Le clinquant, ce qui sent le neuf me déplaît.

Le fait-main a une grande valeur pour moi.

Est-ce pour cette raison que je continue à réaliser moi-même mes tirages à l’agrandisseur ?

J’ai un goût prononcé pour les objets empreints de magie, composés de fibres de végétaux, de cheveux, d’os, de crânes d’animaux noircis par la fumée, incrustés de boue séchée, qui proviennent d’Afrique ou d’Océanie. Symboles païens, animistes, talismans, amulettes, fétiches, totems. Ceux la même qui, malgré la protection de la vitrine d’exposition d’un musée, dégagent des fluides puissants, évocateurs d’arcanes oubliés, de rites sauvages, de cérémonies venues du fond des âges.

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© Eric Keller

J’envisage des assemblages, je prévois les questions techniques qu’il faudra résoudre pour que l’ensemble tienne en équilibre, ne se déforme pas et présente un résultat harmonieux.

Sur mes carnets j’improvise des esquisses pour me figurer l’allure de l’objet qui va naître et donner une nouvelle vie à mes trouvailles.

Lorsque le projet est cohérent, je commence à découper, graver, coudre.
Peu à peu la coiffure prend forme. Elle viendra bientôt couronner une nouvelle souveraine et créer un écrin pour son visage.

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© Eric Keller

Même si mes images montrent des corps nus, c’est au visage que va en premier lieu mon intérêt.

Toujours attentif, dans la rue, dans les transports en commun, je scrute le visage des gens qui m’entourent. Je cherche le merveilleux derrière l’ordinaire.

Dans un endroit des plus banals, un profil éclairé par la lumière d’un vulgaire néon me saisit, me fascine comme une œuvre d’art. Alors, je déplore de ne pas maîtriser le pouvoir d’arrêter le temps pour l’examiner à loisir, comme on peut admirer une sculpture.
J’éprouve même de la peine quelquefois à ne pouvoir retenir, garder une trace des chefs d’œuvre que je croise et qui replongent aussitôt dans le néant.

En cela, chaque photographie est une victoire, une revanche contre l’oubli, contre l’intolérable disparition de ce qui est beau.

Il me semble que l’atmosphère sombre de mes images n’est que le reflet du trouble que je ressens devant la beauté et l’impossibilité de la saisir dans sa totalité. L’échec inévitable de sa possession.

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© Eric Keller

Au cours de la séance, le buste rehaussé de colliers et les poignets cerclés de bracelets, le modèle est transfiguré et devient une pythie, un succube, une amazone, Judith, Lucrèce.

Chacune me prête sa grâce. Unique pour chacune.

Je ressuscite la chamane défunte et elle évolue devant moi, reprend ses poses stylisées, ses gestes codés et sa danse incantatoire.

Elle me fixe à travers le temps, de ses yeux transparents.

Son corps dénudé est une arme blanche. Comme une lame débarrassée de son fourreau il est éblouissant, fascinant, dangereusement beau.

Je suis le témoin de cette réincarnation et je tente d’en saisir les manifestations, à la façon d’un spirite qui aurait invoqué un spectre.

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© Eric Keller

Bien sûr, avec le temps, mon imaginaire s’est enrichi d’autres influences, d’autres références et j’ai exploré d’autres sujets, mais mon inspiration me ramène toujours vers les mêmes rivages crépusculaires peuplés d’apparitions.

 

Pour plus d’informations à propos de Eric Keller et son travail lisez l’article déjà paru sur Camera Obscura ce qui est écrit dans la main de mon père ou visitez son site personnel :Eric Keller.

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