Photo de Jorge Amat (15)
© Jorge Amat

Photographies de Jorge Amat, texte de Jorge Amat et Jean Streff.

 

Jean Streff : Est-ce que tu me peux parler de tes premières photos?
Qu’est ce que tu montrais?

Jorge Amat : Ce qui m’a toujours plu, c’est de mettre en scène des idées, des situations par rapport à des objets, des lieux… Par exemple une des premières photos intéressantes que j’ai faite dans mon premier studio rue Ferdinand Duval est venu d’un morceau de tronc d’arbre qui m’a fait penser à un billot. Après, aux puces de Montreuil, j’ai trouvé une hache. Donc, avec ces deux éléments, j’ai fait une mise en scène avec un acteur qui coupait la tête de Marie Antoinette, nue, la tête posée sur le billot et ses robes éparpillées sur le sol…

Photo de Jorge Amat (14)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tu avais déshabillé Marie Antoinette!

Jorge Amat : Il faut être honnête : le voyeurisme à travers l’appareil photo ou la caméra a toujours été pour moi un moment très fort sous le couvert de l’art… mais après la trace photographique garde une empreinte des vibrations du modèle, comme dans un état de transe.

Un autre jour, je trouve dans le Marais une grande boite d’emballage en bois qui ressemblait à si méprendre à une cage. Je l’ai emporté dans l’atelier et j’y ai mis une fille, puis deux filles, puis trois filles et un garçon, puis six personnes, toutes nues… Ils devaient s’acrocher aux barreaux, dans ma tête, pendant que je les photographiais, ils étaient comme des prisonniers du Marquis de Sade ou comme des singes au zoo… C’était l’époque du « Living Theatre » et je me voyais entre Julien Beck et Andy Warol… Souvent mon moteur passe à travers des objets, des lieux.

Photo de Jorge Amat (13)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tu as un rapport très personnel aux objets que tu trouves dans la rue et que tu appelles tes « orphelins ».

Jorge Amat : Il m’est en effet très difficile de voir un objet abandonné, souvent détérioré, abandonné sur le trottoir et de ne pas le rapporter dans mon atelier. Je le considère comme un orphelin que je sauve et auquel je donne une autre vie. Je le répare et le mets dans une photo… ou le donne à un copain. Dado, qui fut un très grand ami, avait cette même démarche. Il pensait comme moi que les objets ont une âme, c’est pourquoi il en collait dans ses peintures ou peignait des visages sur des fauteuils qu’il récupérait, l’âme de ses ex-propriétaires.

Photo de Jorge Amat (12)
© Jorge Amat

Jean Streff : Une pensée animiste, en quelque sorte. Tu crois beaucoup à tout ce qui ressort de la métempsychose, de la divination, enfin à toutes ces choses qui nous lient au surnaturel. D’ailleurs, tu lis dans le marc de café.

Jorge Amat (riant) : Oui… A ce propos, j’ai une anecdote étonnante avec Dado. Un jour, je trouve un chat mort, momifié toutes griffes dehors, dans les maisons qui ont été démolies dans les Halles pour construire Beaubourg. Je l’ai ramené chez moi, mais, comme ma femme était térrifiée, je l’ai offert à Dado. Une dizaine d’années plus tard, il l’a integré dans un grand tableau qui se trouve aujourd’hui à Beaubourg. Donc le chat est retourné sur son lieu de mort, la scène du crime !

Photo de Jorge Amat (11)
© Jorge Amat

Jean Streff : Revenons à ces photos inspirées au départ par des objets trouvés.

Jorge Amat : En fait, cela a fonctionné pendant quelques années, puis j’ai pris conscience que je rêvais des images, des situations qui m’obsédaient, nuit après nuit, dans le même espace, jusqu’au moment où j’en faisais une photo. Par exemple, pendant longtemps j’ai rêvé d’une grande fille nue avec des énormes escargots de Bourgogne qui évoluaient sur son corps, ses seins, sa chatte…c’était devenue comme un tableau de Dali ou plutôt une scène non filmé du Chien andalou de Bunuel… Jusqu’au jour où une fille a accepté d’interpréter cette fantaisie, et là j’ai filmé et photographié la cavalcade fantastique des gastéropodes, obsédés sexuels, sur son corps nu… C’était presque une scène de cannibalisme, j’en ai encore la chair de poule. Après je n’ai plus jamais rêvé de cette scène. Les rêves m’ont toujours obsédés, moins dernièrement, peut-être parce que je crée trop d’images…

Photo de Jorge Amat (10)
© Jorge Amat

Jean Streff : Pour ton livre avec Jacques Henric, “Obsession nocturne”, qui a obtenu le prix Sade du livre d’art en 2006, tu t’es aussi inspiré de tes rêves.

Jorge Amat : Exact. En fait, avant qu’elles ne soient publiées, ces photos fantasmatiques faisaient parti de mon jardin secret. Elles n’étaient pas faites pour être exposées ni pour être montrées. A l’époque j’exposais des photos, disons plus sérieuses, avec des décors, des costumes inspirés de l’univers de Kafka. J’avais fabriqué une énorme machine avec un bras articulé qui ressemblait à la machine infernale de La colonie pénitencière. Et j’avais un ami tatoué, qui avait une tête d’assassin, donc cela était parfait dans le monde de Kafka. Mais voilà qu’un jour Jacques Henric, avec qui je faisais des échanges de photos érotiques, voit ma boite avec des photos que je cachais plus ou moins à l’époque. Il me dit : « Mais c’est beaucoup plus intéressant que ce que tu montres habituellement ».

Photo de Jorge Amat (9)
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Jean Streff : Et c’est comme ça que le livre est né.

Jorge Amat : Oui, car ces photos secrètes ont inspiré Jacques Henric pour écrire un magnifique texte de cent pages. Presque un petit roman autobiographique.

C’était un énorme cadeau qu’il me faisait car, avec son nom, je n’ai eu aucun problème pour trouver un éditeur.

Photo de Jorge Amat (8)
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Jean Streff : Tu parles de mises en scène dans tes photos, mais tu ne dis pas que tu es aussi metteur en scène de cinéma ? Comment t’ait venue cette envie d’articuler le réel à travers la fiction?

Jorge Amat : Oh, c’était vers les 14 ans, quand j’ai vu Las hurdes et Le chien andalou de Buñuel. Et là je me suis dit : « Si on peut faire ça, je veux être metteur en scène !» Jusqu’àlors je n’avais vu que des films de cape et d’épée… ou des comédies avec Bourvil… mélangés avec quelques films d’Eisenstein… mais cela ne m’intéressait pas du tout… en échange, avec Le chien andalou, j’ai compris que l’on pouvait mettre tout ses fantasmes dans un film et parvenir à faire un art si fort que je me suis dit : oui, cela est pour moi.

Photo de Jorge Amat (7)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tu es très influencé par les surréalistes. Tes premiers films sont assez proches de cet univers, non ?

Jorge Amat : Je pense qu’il y a pour chaque artiste un fond commun… qui s’appelle l’inconscient collectif dans lequel chacun puise ce qui lui correspond. Il ne faut pas oublier que je suis espagnol, que ma mère est peintre et que Goya, Buñuel et Dali font parti de ce fond commun. D’ailleurs j’étais très content quand 20/30 ans plus tard j’ai lu que Bunuel, dans son livre de mémoire, Mon dernier soupir, écrit que la plupart de ses films sont nés de ses rêves… Je me suis dit : je ne suis pas fou, je ne suis pas le seul pour qui les images sont dictées par les rêves. Il y a donc une fraternité d’idée. J’aime me retrouver dans ce monde-là. Ce n’est pas la réalité quotidienne, c’est un monde parallèle qui devient réel et matière grâce au cinéma, à la photo, à la peinture, et ce monde se trouve en effet plutôt dans l’univers surréaliste.

Photo de Jorge Amat (6)
© Jorge Amat

Jean Streff : Dans ta dernière série de photos, on a également l’impression de se retrouver dans des rêves.

Jorge Amat : Depuis longtemps je photographie des lieux, des espaces : ruines, appartements bizarres, qui dégagent un je ne sais quoi d’étrange qui me plait, mais où je n’arrivais pas à mettre mon grain de sel … J’ai donc accumulé ces images, qui forment maintenant une véritable photothèque. Et puis j’en ai fait d’autres, spécialement pour cette nouvelle série que j’appelle pour l’instant : « paysages imaginaires »… je ne sais pas encore… En fait, il s’agit du dédoublement de l’espace dans une fraction de seconde…C’est nouveau, mais, quand j’y pense, j’avais déjà commencé cela dans ma première série de photos rue Mazarine dans les année 80, avec une série de dédoublement d’un visage avec une tête d’animal correspondant au signe astrologique chinois du modèle. Le résultat était un monstre à deux têtes. Et cela, à la chambre, en surimpression directe. Maintenant, grâce à Photoshop, je peux retravailler la photo après la prise de vue. Je travaille sur deux espaces, l’un actuel, riche ou pauvre, un paysage moderne, présent, comme toute une série de photos que j’ai faite de l’intérieur de l’hôtel Crillon avant que cet intérieur ne soit démoli. Par la suite, j’ai fait des images de ce que pourrait devenir le Crillon après une guerre atomique. J’ai photographié des bâtiments en démolition ou des maisons totalement pourries en Dordogne et dans le Luberon… qui restent des espaces vides d’humains mais remplies de leur passé. Il faut être conscient que toute notre civilisation, nos immeubles dans des milliers d’années vont finir en ruine. Je préfère qu’il reste des objets, des meubles, des traces d’une vie antérieure des anciens occupants. Avec cela je construis des dualités, de temps en temps j’ajoute des personnages, des objets, je dénature les visages les transformant en mannequins… La dualité de ces espaces est lié à la coupure : présent/passé, doux/âpre, chaud/froid, guerre/paix, vivant/mort, voyant/aveugle, etc.

A l’intérieur, j’introduis des personnages pris dans la rue ou je les mets dans des cadres, comme les photos de ma grand-mère qui était chanteuse et danseuse de zarzuela, une sorte d’opérette, à Madrid.

Photo de Jorge Amat (5)
© Jorge Amat

Jean Streff : Il y aussi un côté très cinématograpique dans cette nouvelle série.

Jorge Amat : Le cinéma s’introduit aussi directement dans certaines photos, comme celle intitulée : « Hommage à Ava Gardner dans Pandora ». Quand j’ai fait une photo de nuit dans le port de Bonifacio, cela m’a fait immédiatement penser au vaisseau fantôme de la légende du « Hollandais volant », et puis, de retour dans mon atelier, cette photo seule ne me satisfaisait pas, alors j’ai pensé à Ava Gardner, la danseuse du film, la femme qui joue avec le feu, et puis sur la droite dans le noir du paysage, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu envie de mettre deux cailloux ligaturés.

Photo de Jorge Amat (4)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tu peux m’expliquer pourquoi tu as mis ces deux cailloux?

Jorge Amat : Je n’essaye pas de comprendre… c’est venu comme ça! C’est peut-être l’âme d’Ava Gardner, star qui a toujours été malheureuse en amour.

Jean Streff : On pourrait tenter de faire une analyse psychanalytique…

Jorge Amat : On pourrait l’analyser, oui. Moi je ne sais pas… c’est une envie…

Photo de Jorge Amat (3)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tout cela est très lié avec ta façon de travailler, de faire fonctionner ton inconscient… presque comme une écriture automatique.

Jorge Amat : Dans ce cas-là, c’est une envie de cailloux, une fonction presque esthétique…

Jean Streff : Oui, mais ce n’est pas n’importe quels cailloux, ils sont ligotés…

Jorge Amat : Oui, tu as raison, c’est le désir ligoté.

Jean Streff : Tu as parlé de photoshop, est-ce que la technique t’a influencé pour ce nouveau travail ?

Jorge Amat : Non, je ne pense pas. Il y a un an je me suis dis qu’il fallait que j’arrive a sortir du coté obsessionnel du nu, tout cela me reliait au monde de mes nuits, de mes rêves, du non-dit… Plus cela devenait public, moins cela me parlait. En fait, je me suis aperçu que c’était surtout le coté caché de ces photos qui me donnait aussi envie de les faire.

Photo de Jorge Amat (2)
© Jorge Amat

Jean Streff : Tu n’as jamais fais d’analyse ?

Jorge Amat : Non, je n’ai jamais été chez un psy… et je n’en ai pas envie. J’aurais peur d’y perdre mon imaginaire. Et puis je ne souffre pas, au contraire, alors…

Jean Streff : Peur de perdre ton imaginaire ? C’est lié à ta créativité personnel, le fait d’être obsédé par des images et libéré quand tu les fais.

Jorge Amat : Bien sûr tout cela est lié. En fait moins ma pensée réfléchie intervient, plus mon inconscient se manifeste, plus les photos me paraissent intéressantes.

Photo de Jorge Amat (1)
© Jorge Amat