Texte et photos suivantes de Eric Keller.
Je me demande parfois à quoi ressembleraient mes photographies si j’étais né ailleurs qu’à Dunkerque.
Lorsque j’étais enfant, nous allions attendre mon grand-père à la sortie des chantiers navals. Mes grands parents paternels étaient polonais, immigrés en France au début des années 30. Aujourd’hui encore, je me souviens des légendes de Pologne, d’Ukraine, de Lituanie, d’aventures vécues dans leur enfance aussi, qu’ils me contaient dans un français ponctué d’expressions dans leur langue natale. Leur accent enrobait leurs histoires d’un mystère supplémentaire.
Karol Keller était grutier au quai d’armement des bateaux. Avant l’ouverture des portes, nous nous installions en surplomb de l’immense chantier, sur une haute dune creusée d’abris et de souterrains datant des dernières guerres. Nous prenions soin d’éviter les cheminées d’aération, profondes comme des puits qui s’ouvraient au ras du sol, sans protection, cachées par les herbes.
Le regard embrassait le port, se perdait à l’horizon, sur la mer grise, au delà du phare et de la jetée. Nous contemplions, depuis notre promontoire, le fourmillement humain autour de la coque en construction.
Fumées, gerbes d’étincelles, arcs électriques aveuglants trouaient la carcasse gigantesque d’où s’élevait une lourde rumeur ponctuée de chocs et de grincements.
La grue que manœuvrait mon grand-père dominait cette agitation. Je l’observais alors qu’elle soulevait des charges, avançait, virait, comme un grand jouet.
Enfin, lorsque après des mois de travail, la coque était achevée, on la faisait glisser en grande cérémonie dans le bassin dont le mastodonte d’acier affolait les eaux troubles en vagues énormes. C’était comme un monstre marin capturé par les hommes et dompté par des remorqueurs au bout de câbles d’acier tendus.
Il arrivait aussi qu’en s’aventurant au bord des cales sèches, on puisse approcher l’un de ces Léviathan dont les hautes parois rouillées évoquaient un Moby Dick prisonnier dans la cage d’un zoo.
Comme la peau épaisse d’un pachyderme centenaire, la tôle portait des traces de blessures, infligées par l’eau salée de tous les océans du monde.
Sur la peinture écaillée, rongée par la rouille, on devinait le nom du vaisseau, tracé en cyrillique ou en idéogrammes asiatiques et on s’interrogeait sur les hasards qui l’avaient mené jusque là.
Sous la ligne de flottaison, les mollusques incrustés dessinaient des chaînes de volcans, des cordillères des Andes.
Karol avait entrepris de fabriquer un modèle réduit de sa grue, auquel il apportait des améliorations techniques. Combien d’heures avons-nous passées, mon frère et moi dans son atelier sombre et poussiéreux, jonché de copeaux de bois, à le regarder assembler et souder minutieusement les pièces de laiton qu’il avait découpées !
Nous l’imitions en manipulant maladroitement de nos petites mains ses merveilleux outils patinés et polis par l’usage.
Très souvent, les dimanches, nous parcourions en famille, en de longues promenades, les dunes et la vaste plage qui étale son interminable ruban de sable, au delà de Zuydcoote, vers la Belgique.
De leurs orbites noires, tournées vers la mer, les blockhaus suivaient notre progression.
Quels songes douloureux ces crânes de béton abritaient-ils ?
Ne chuchotaient-ils pas dans le vent du Nord ?
Si une tempête nocturne déplaçait le sable et exhumait les flancs de l’un de ces titans, surpris, nous le découvrions au détour d’un chemin cent fois parcouru, ignorant qu’il se tenait enfoui si près de nous.
Ces colosses de béton, ravinés, lézardés, mutilés, basculés, étaient nos mystérieux temples d’Angkor, nos géants de l’île de Pâques, les inquiétants vestiges d’une civilisation disparue.
Certains soirs d’hiver, longeant ces ruines étranges, nous restions stupéfaits devant leur lourde silhouette, plus opaque que la nuit, comme des trous noirs dans l’espace.
Tandis que les cheminées de l’aciérie des dunes les empanachait d’épaisses fumées pourpres, l’acier en fusion jailli des hauts fourneaux incendiait les nuages mouvants et les couronnait d’auréoles de feu.
Des voies de chemin de fer longeaient l’extrémité de notre jardin.
Jour et nuit, des convois de hauts wagons aux flancs déformés approvisionnaient en métaux une usine des environs.
Ainsi cheminait lourdement l’offrande à un Moloch constamment affamé que nous entendions parfois hurler au delà des bois.
Repu, il exhalait des fumées qui déroulaient des intestins rougeâtres dans le ciel.
Nous nous endormions le soir, bercés par les manœuvres des machines, par les longs crissements des freins et les brefs coups de sirènes étouffés, dans la lueur orange des gyrophares reflétée par les murs de notre chambre.
Alors que nous nous tenions postés près des rails, défilaient des chargements de débris de toutes sortes que nous tentions d’identifier.
Mais, de temps à autre, au lieu de ces amas rouillés, des engins plus curieux encore avançaient en procession : la motrice tractait lentement une longue chenille de citernes renfermant de l’acier en fusion, un nectar brûlant dont la chaleur faisait fondre la neige sur tout le trajet et nous faisait reculer à son passage.
Par la fente de chaque couvercle brillait un iris de magma chauffé à blanc. Paupière mi-close d’un cyclope.
Craintifs, nous le sentions prêt à s’éveiller et à déverser ses tentacules de lave en une terrible éruption.
Ce spectacle croisait dans mon imagination les délires graphiques de Druillet, les visions infernales de Bosch et les évocations d’entités telluriques pré-humaines de Lovecraft.
Si un cheminot apparaissait sur le train, nous nous étonnions de sa présence, tant ces machines nous semblaient autonomes et animées d’une puissance propre.
Nous nous figurions une attraction magnétique, qui, au gré de ses inversions provoquait le flux et le reflux de ces pesantes caravanes.
Au milieu des années 80, j’ai débuté cette série d’images du port de Dunkerque. C’était l’époque où l’on commençait à démanteler les chantiers navals. Alors que j’examinais les poutrelles amputées de grues découpées au chalumeau – des enchevêtrements noircis d’une étonnante majesté – j’ai compris qu’une époque était révolue et que ces lieux que j’aimais étaient en train de disparaître.
Un après midi, j’ai photographié mon père sur l’un des quais de déchargement.
A l’approche de la soixantaine, il avait fait retravailler le tatouage qu’il avait depuis longtemps sur le poignet. Un tatoueur d’Ostende en avait harmonisé les formes et y avait ajouté des couleurs. Puis, successivement, les dessins à l’encre lui ont couvert les deux bras, le dos et le torse. Chacun constituait pour lui un symbole intime.
Il connaissait bien le port, son métier de routier l’y amenait souvent. D’une certaine façon, ces lieux lui ressemblaient.
La photo de sa main : mieux qu’un portrait, cette image le renferme tout entier.
Il était à la fois le secret caché au creux de sa paume, la violence contenue, la menace du poing serré et la caresse tendre, dont je crois encore sentir le contact rêche.
Inutile d’être chiromancien pour lire les tourments inscrits plus profondément que ses tatouages dans ses doigts déformés, l’ongle fendu et l’annulaire sectionné.
Étrangement, la main de sa mère présentait la même cicatrice et ce manque douloureux les reliait plus sûrement que la marque du cordon ombilical.
A chaque fois que j’écoute The writing on my father’s hand de Dead Can Dance, j’associe la voix puissante et mélancolique, portée par la mélodie ténue et fragile, à l’image de ce poing fermé qui s’abandonne.
C’est tout près de l’endroit où, confiant et complice, il s’est prêté de bonne grâce à mes indications, qu’il a, un soir de novembre, renoncé à vivre.
Comme dans les bunkers de la côte qui gardent tant de souvenirs, sur les quais déserts je cherche aussi des fantômes.
Pour plus d’informations à propos de Eric Keller et son travail lisez l’article déjà paru sur Camera Obscura Par les yeux de la Sibylle ou visitez son site personnel :Eric Keller.
Avons parcouru avec plaisir et émotion ce bel hommage à la mémoire!
Apres avoir connu tes talents de photographe, voila que je decouvre ceux de conteur et d ecrivain
Splendide et immersif
Pour qui a passé on enfance dans un port, ces lignes sont très évocatrices. Pour qui connaît Éric, elles sont bouleversantes. Pour qui ne connaît ni l’un ni l’autre, elles sont un superbe poème, nostalgique et grave.
Que de souvenirs !
Bravo
Dom
Texte très émouvant. Beau talent d’écriture. Décidément, tu es un artiste empreint d’une belle sensibilité.
Bravo.
Je suis fan de longue date. Tant ces photos que le personnage sont fascinants. 2 tirages chez moi de Dunkerque dont je ne me lasse pas. Merci Mr K. !
Ecriture profonde et touchante qui me permet par ailleurs de mieux te connaitre. Merci de m’avoir fait partager ce texte Eric, Félicitations.
Que de souvenirs, d’émotions, et de blessures…
Merci
Mich
Des textes ciselés en écho à de superbes photos de Dunkerque. Eric Keller est incontestablement un poète de l’image et du verbe.
Merci encore !
Phil
Bel hommage aux hommes de ta famille et en particulier ton père.
Une histoire familiale entremêlée avec celle non moins forte de Dunkerque.
Très très belles photos pour illustrer ton texte… et cette main qui pourrait résumer l’ensemble!
non mi soffermo mai troppo sui testi, per lasciare che siano le immagini a lavorare.
Queste immagini sono eco. Nulla di virtuale o mnemonico, ma eco dell’evento che le ha generate, ascoltata con le trippe.
desimages” prenantes ” et captivantes qui nous imprègnent de l’atmosphère du lieu, un texte ultra sensible et poétique à couper le souffle – le tout en un magnifique hommage à ton Père et à ton Grand-Père –
merci, Eric, de m’avoir permis de partager ce “lien” avec toi – nous avons je crois beaucoup à échanger …
marie-noelle
superbe, une facette de toi bien sur moins connue, mais tu es si discret
en tous cas très fier d’avoir été à tes cotés pendant une soirée
encore bravo
Encore une facette surprenante qui réhausse mon patrimoine. Continue !!!
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