Michel Mazzoni

Zones- © Michel Mazzoni

Dans son article Michel Mazzoni nous décris sa vision de la photographie et ses séries récentes : zones, fragments théories et ordinary landscapes. Une photographie souvent dépouillée et caractérisée par une certaine froideur et impartialité, le quotidien devient anonyme, les paysages interchangeables. Une photographie inspirée par les films de grands réalisateurs de cinéma des années soixante, tel Blow-up de Michelangelo Antonioni.

Texte et photos suivantes par Michel Mazzoni.

 

Michel Mazzoni

Zones- © Michel Mazzoni

‘J’aime ramer jusqu’au milieu du lac et laisser dériver la barque, je regarde la colline au-delà du lac, J’ai entendu dire qu’on a vu dans les parages des soucoupes volantes, et j’espère bien que l’une d’entre elles viendra et m’emportera’.

W. Burroughs

Je m’intéresse aux images depuis un certain temps, mais je pratique la photographie de façon quotidienne depuis environ 5 ans.

Vers la fin des années 70, mon père avait une entreprise de bâtiment, j’ai le souvenir qu’il m’ait souvent emmené avec lui. J’ai pu ainsi voir, très jeune, des constructions, des géométries, des architectures, des formes, des zones en mutations. Je pense que ce premier contact n’est pas anodin sur l’aspect actuel de mes travaux.

Michel Mazzoni

Zones- © Michel Mazzoni

Plus tard, lorsque j’ai découvert le cinéma de Michelangelo Antonioni (la trilogie en noir et blanc : la Nuit, l’Eclipse, l’Aventura, le Désert rouge) je trouvais cela étrange et difficile, mais en même temps j’éprouvais une véritable fascination. Cela dépassait tout ce que j’avais vu. L’émotion pure et la puissance avaient gagné le romantisme et la petite chronique réaliste. Avec Blow-up, l’image mentale été née dans le cinéma moderne. Gilles Deleuze écrivait dans l’Image Temps qu’il pratiquait un cinéma de voyant, il vient de mourir et avec lui une certaine idée de la modernité. Il faut pourtant continuer d’être moderne, vivre et penser avec la modernité. Voir dans la trace de ce réalisateur quelque chose qui subsiste, une attitude commune, une descendance. Il a influencé et influence encore un nombre considérable d’artistes, son empreinte est certainement visible sur mes séries comme interstices ou zones.

Michel Mazzoni

Fragments théories – © Michel Mazzoni

Je travaille avec le médium photographique (également l’art vidéo), mais je me sens en effet plus proche du cinéma ou de la littérature. Je me sers d’ailleurs de ce médium comme d’un moyen de connexion idéal entre les deux. Il y a souvent dans la photographie un académisme et une mise en avant de l’aspect technique en défaveur du style, qui m’intéresse peu. Pour moi une image est singulière et puissante, lorsqu’elle renvoie à un questionnement, lorsqu’elle arrive à faire ressentir une émotion, une tension à partir de choses banales, insignifiantes à première vue. Lorsqu’elle ne sert pas à décrire ce que l’on connaît déjà, mais au contraire lorsqu’elle génère des abstractions qui permettent à d’autres choses de s’installer et laisser ainsi au spectateur la possibilité de s’inventer sa propre histoire.

Lorsque je commence une série, je passe du temps à parcourir des lieux, sorte de phase de repérages à la recherche d’éléments précis. J’ai besoin de ce premier contact avec le lieu, c’est pour cela que je travaille généralement dans un environnement relativement proche. Même lorsque je suis en voyage, je sors toujours inspecter la proximité des endroits où je réside, je suis presque certain de pouvoir y trouver quelque chose, derrière un buisson, à l’angle d’un mur… Je sens rapidement une attirance pour certaines choses et par instinct, je photographie ce que j’aime. Je n’essaye pas de faire une déclaration particulière, mais d’entretenir une distance cohérente, un point de vue.

Michel Mazzoni

Fragments théories- © Michel Mazzoni

Sur le plan formel, à partir de zones, et encore d’avantage avec fragments théories, je dirais que mes travaux ont pris une dimension plus métaphysique, par le cadrage, les conditions atmosphériques, la lumière. Le cadrage est important, j’aime lorsqu’il est obsédant, scrutateur, lorsque chaque centimètre carré de l’image dégage quelque chose de palpable.

Les espaces que je montre semblent avoir absorbés personnages et actions pour n’en garder qu’une sorte d’inventaire abstrait, pourtant, si peu de personnages habitent ces séries, des stigmates indiquent que leurs présences n’est jamais loin.

Michel Mazzoni

Ordinary landscapes- © Michel Mazzoni

Je travaille actuellement sur ordinary landscapes que je réalise dans un format carré, il me permet de libérer un peu la tension dans le cadre et il est peut-être plus approprié à une typologie des lieux. Il s’agit d’une série réalisée sur trois pays, la Belgique, la région de Zeeland aux Pays-Bas et l’est de la France. L’emplacement géographique de Bruxelles me place relativement proche de ces pays. Je me suis rendu compte, après avoir réalisé une vingtaine d’images, que ces lieux pouvaient être interchangeables, qu’ils présentaient des similitudes sur la façon dont l’homme habite et modifie son environnement, et sur tous ces signes, ces traces qui se perdent généralement dans la masse de données dans laquelle nous vivons. Les photographies de cette série dépeignent des scènes momentanées étranges dans des paysages considérés comme typiquement banals.

Michel Mazzoni

Ordinary landscapes- © Michel Mazzoni

Je viens de faire éditer mon premier livre : zones, aux éditions Yellow Now (Liège, Belgique), 35 images, préface Emmanuel d’Autreppe. Ce livre a été produit par le CCAM, Scène Nationale de Nancy, La Galerie Lillebonnne, la MCL, Centre Culturel de la ville de Metz.(France).

Pour conclure, je souhaite présenter un extrait de la belle préface de zones par Emmanuel d’Autreppe.

Michel Mazzoni

Ordinary landscapes- © Michel Mazzoni

L’ébauche d’une narration semble se heurter au côté mat, frontal, obstiné et littéral de ce qui nous est montré : terrains vagues, âmes vagues, lieux et êtres à l’abandon, remparts lisses et aseptisés, lambeaux de ville qui s’épient ou se défont, d’une nature qui se cherche, sous une lumière crue presque irréelle ou dans la pénombre. Mais c’est précisément à cela que tiennent les ambiances cinéma des photos de Mazzoni, à cet entre-deux, à cet imprévisible côté chien et loup qui transfigure – ou mieux, imprègne – le banal : un univers familier mais en décalage, une « inquiétante étrangeté » aux frontières troubles, le soupçon que la vraie vie est ailleurs et que toute image n’est que mentale… La réalité semble contenir son propre double ou son envers, la surface des eaux être en contact direct avec le fond du puits, comme dans certains films de Bergman, de Lynch, d’Antonioni ; et l’on s’attend à voir surgir, au détour d’un angle sombre ou du fouillis d’un buisson, une main tendant un pistolet, un rescapé hagard en quête d’une identité usurpée, des joueurs de tennis qui cherchent une invisible balle ou, comble de l’étrange, un simple visage surgi d’une fourrure. L’image dès lors n’aura de spectaculaire que ce que notre imaginaire lui prête. C’est un journal de bord ou de bordure, une chronique existentielle, la trame erratique des élans d’un être inquiet qui se laisse dériver, qui se méfie des histoires trop belles à raconter, et qui sans cesse questionne ce qui l’entoure, tout en parvenant parfois à en habiter la timide beauté. L’intitulé lui-même sous lequel on peut regrouper ces séries (Zones) lorgne à l’évidence vers Tarkovski et Chris Marker – poètes et témoins encore si humains d’une discrète et impalpable apocalypse. Mais ce travail n’est pas pour autant référentiel : il construit un monde d’une remarquable cohérence interne, où règne apparemment un calme plat, mais d’où sourdent de bas bruits perturbateurs, entre la prose du bitume et le souffle des feuillages remués par le vent. Peut-être des battements de cœur, et quelques vibrations de couleur. Mais souvent, reflets et dédales d’une trop moderne solitude, d’un malaise prégnant.

Les images de Michel Mazzoni agitent, d’un même imperceptible bruissement, le sens du récit et la direction du regard, sans avoir besoin d’esquisser le moindre geste. Et nous redisent que choisir un point de vue reste la meilleure manière de commencer à savoir et à dire qui nous sommes, à voix basse, au milieu de nulle part, face à personne.

Emmanuel d’Autreppe

Michel Mazzoni

Zones – éditions Yellow Now – 2009 © Michel Mazzoni