Photo de Estelle Lagarde (3)
Face à Face, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Texte et photographies de Estelle Lagarde.

 

Le 7 mars 2008, alors que je me prépare à aller visiter un nouveau lieu pour une prochaine série, j’apprends que j’ai un cancer du sein. En l’espace de quelques minutes, je sens une partie de mon espace intérieur devenir trouble, se détacher du Tout. Moi, un cancer ! Comment est-ce possible ? Je le connais le cancer. Il est déjà venu dans ma vie. A deux reprises, il a pris des personnes proches de mon entourage ne manquant pas au passage de faire des ravages dans mon cœur et dans ma tête. Alors que me veut-il encore ? Pourquoi s’en prend-il à moi maintenant ? Autant de questions qui tourneront, tourneront sans trouver de réponse. Les réponses, c’est moi qui les donnerai, au fur et à mesure des jours qui s’écouleront durant les traitements. La photographie, et le travail que je vais entreprendre avec elle face à cette situation, m’y aideront.

Photo de Estelle Lagarde (11)
10 août, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Très vite il me faut trouver un dérivatif. Je ferai quelque chose de ce cancer, ce n’est pas lui qui fera quelque chose de moi. Ou plutôt si. Mais pour le mieux. Ça sera forcément pour le mieux. C’est ce que je décide.

Je me vois obligée de mettre de coté mes autres projets. Dans la vie, il ne se passe pas toujours ce que l’on prévoit, il faut s’attendre à tout.

Photo de Estelle Lagarde (10)
12 avril, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Au lieu d’explorer un nouvel intérieur et de m’en inspirer, je vais explorer mon propre intérieur pendant ces neuf mois de traitements. Cette fois-ci il n’y plus de décor, plus de dialogue entre des personnages et l’espace dans lequel ils errent. Les contraintes des prises de vue s’imposent à moi : cancer du sein = opération chirurgicale + chimiothérapie + radiothérapie = fatigue. Oui mais quelle fatigue ? Je vais au plus simple, prudente. Les prises de vue se feront chez moi, je tends un fil à linge perpendiculairement à la fenêtre de mon petit studio pour pouvoir y suspendre des fonds. Ceux-ci seront neutres. Ne pas compter sur le temps ou l’énergie pour des choses sophistiquées. Je ne pourrai peut-être même pas faire ce projet. Et puis quel projet ? Je ne sais pas trop. Je sais juste que j’ai des choses à dire et à faire autour de ce thème qui me pourrit la vie depuis plus de 5 ans maintenant.

Photo de Estelle Lagarde (9)
16 juin, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Je commence avec un portrait, deux portraits, trois portraits, et l’écriture vient s’ajouter aux images. Il y a trop de choses à dire. Je veux aussi m’adresser à toutes les femmes qui sont touchées. Je voudrais leur dire de ne pas avoir peur, d’être confiantes. Parfois j’ai envie d’en rire de ce cancer. Mon compagnon pas du tout. il m’arrive de ressentir un décalage entre nous. Il est plus angoissé que moi. Mon appareil photo me soutiendra pendant ces mois de traitement sans jamais me renvoyer ces doutes ou ces malaises vis à vis de la maladie. Je m’autoriserai avec la photographie et ce travail d’autoportrait, à tourner en dérision certaines situations ou sensations vécues, je m’autoriserai à une mise à nu, à me montrer le crâne à l’air, alors que je ne le peux dans la vie de tous les jours car je supporte mal le regard des autres. Il me permettra un dialogue avec moi-même, et peu à peu, je retrouverai le petit bout de moi qui s’était détaché lors de l’annonce de la maladie.

Photo de Estelle Lagarde (8)
17 juin, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Vendredi 21 mars

Maintenant, je suis TRÈS en colère.

Je décide de faire une série d’autoportraits. J’ai une vague idée de ce qui va m’arriver, mais je ne sais pas du tout comment je vais vivre les différentes étapes du traitement. Je sens que cette dimension artistique va m’aider et que cela aidera peut-être d’autres femmes.
J’ai peu de temps pour me préparer. Les photographies seront argentiques, en noir et blanc. Je me procure un appareil photo moyen-format. Pour des portraits, le format 6×7 me paraît préférable au 6×6. Les prises de vue se feront dans mon petit studio. J’ai juste le recul nécessaire dans une partie de la pièce, près de la fenêtre. Cela devrait suffire.1.

Photo de Estelle Lagarde (7)
27 juillet, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Vendredi 20 juin

Pour certaines images, j’utilise un miroir. Il est le témoin du lien qui m’unit à la photographie. Je réalise à quel point l’appareil photo m’accompagne dans toutes ces étapes. Depuis quelque temps nous formons un couple indissociable. Il est le regard social décalé.

Photo de Estelle Lagarde (6)
28 juillet, série Adénocarcinome, 2008
© Estelle Lagarde

Je sais que je n’assumerai pas mon image « crâne rasé » en société, mais je ressens un fort besoin de m’approprier cette nouvelle identité, cette Estelle-sans-cheveux. L’appareil photo n’est plus seulement une sorte de médiateur entre la société et moi, mais il me semble qu’il représente les autres, qu’il est le regard des autres.

Et si je ne peux montrer à autrui cette image de moi, j’ai besoin de savoir que demain je pourrai le faire pour m’accepter aujourd’hui.2

Photo de Estelle Lagarde (5)
29 août, série Adénocarcinome
© Estelle Lagarde

Mardi 15 juillet

Tunisie. Un hôtel à Djerba.

L’endroit « idéal » pour se reposer : on passe son temps à manger, dormir et se prélasser à la plage où à la piscine. Exactement ce qu’il me faut, vu mon état qui ne me permettrait pas de faire le tour du monde, même si je le voulais.

D’ailleurs je remarque que si mon corps est épuisé et réclame du repos, ma tête, elle, n’est pas fatiguée. J’ai envie de faire des choses. Des photographies par exemple, c’est plus fort que moi.

Photo de Estelle Lagarde (4)
31 août, série Adénocarcinome
© Estelle Lagarde

J’ai emporté mon 24×36, plus léger et plus discret. Et puis surtout son retardateur va m’être très utile car je ne peux pas utiliser la poire du déclencheur si je veux me mettre en scène à certaine distance de l’appareil photo.

J’aime la photographie argentique pour sa capacité à garder le mystère entier jusqu’au développement. Je devrai attendre de rentrer à Paris pour savoir quelles seront ces images.
Le résultat m’importe peu. Je dois les faire. C’est tout.

Ce soir, j’inventerai un personnage errant dans les couloirs déserts du grand hôtel endormi. Peut-être à la recherche d’un autre lui-même, 2440.3

Photo de Estelle Lagarde (2)
Le Salon, série 2440, 2008
© Estelle Lagarde

2440

J’ai emporté ce personnage tout de blanc vêtu dans ma valise sans savoir quel serait le décor de ses errances, ni s’il y aurait vraiment un décor.

Je savais que ce costume pourrait me permettre de trouver un autre voyage, un voyage qui me conduirait plus loin encore. Mais je ne savais pas comment. Je n’imaginais pas que ce double m’aiderait à trouver ma place dans cet hôtel, puis, par extension, dans un rapport social, et qu’un jeu s’instaurerait entre nous quatre.

Et je suis surprise de voir que ces lieux ordinaires sont étonnants à mes yeux, que ces ambiances m’inspirent.

Si je n’ose me montrer chauve le jour, cela m’amuse de me promener seule la nuit, dans l’ombre et le silence, de me farder et de m’habiller pour aucun autre spectateur que mon appareil photo, de m’inventer un monde si différent de celui du jour, un monde que personne ne voit, que personne n’entend. Un monde secret.4.

Photo de Estelle Lagarde (1)
Les Parasols, série 2440, 2008
© Estelle Lagarde
  1. Extraits du livre la Traversée Imprévue – Adénocarcinome, Editions la cause Des Livres, textes et photographies Estelle Lagarde, parution octobre 2010 []
  2. Ibid. []
  3. Ibid. []
  4. Ibid. []